1. LA TRAHISON DE DARLAN

      En septembre 1939, François d'Astier de La Vigerie est placé par le général Gamelin à la tête de la zone d'opérations aériennes du Nord qui comprend les principales forces aériennes françaises. Il fait la connaissance de l'amiral Darlan à l'occasion de réunions organisées par le "généralissime" et découvre un homme rusé et calculateur. Il faut dire que le chef d'état-major de la Marine n'a pas bonne réputation: on lui reproche son opportunisme et on l'accuse de mener des intrigues. Cependant, on lui reconnaît une grande efficacité puisqu'il a su faire de la flotte française une des plus puissantes du monde.
      En mai et juin 1940, François d'Astier dirige la bataille aérienne de France. Dès la fin du mois de mai, comprenant que la bataille est perdue, il étudie les modalités d'un repli et d'un déploiement de l'aviation en Afrique du Nord afin de continuer la lutte. Pour assurer la réussite de son projet il cherche à obtenir l'appui de hautes personnalités militaires et politiques. C'est ainsi qu'il rencontre le 8 juin, à Maintenon, l'amiral Darlan: deuxième en Europe, la flotte française s'est peu battue et elle représente donc un atout considérable dans la poursuite de la lutte. Le projet de François d'Astier est accueilli avec enthousiasme par Darlan qui lui dit: "Une capitulation serait une abdication honteuse. Pour ma part, j'ai déjà donné mes ordres, et quoi qu'il arrive, la flotte française continuera à se battre, dût-elle le faire sous pavillon britannique. (Général d'Astier de La Vigerie. Le ciel n'était pas vide. Julliard, 1952.)".
      Dans la nuit du 14 au 15 juin, François d'Astier revoit l'amiral Darlan à Montbazon. Celui-ci lui confirme son appui. L'amiral Auphan, aide de camp de Darlan, se souvient de cette rencontre: "Le général d'Astier de La Vigerie arriva à notre P.C., demandant à voir Darlan en personne. Très excité, il voulait faire passer la flotte en dissidence. Je crois bien que c'est la seule fois de la guerre où l'on ait réveillé le patron. (Amiral Auphan. L'honneur de servir. Paris, France-Empire, 1978.)".
      Au cours de la journée du 15 juin, à Bordeaux où s'est replié le gouvernement, François d'Astier reçoit un accueil favorable de Georges Mandel, ministre de l'Intérieur, qui souhaite lui aussi poursuivre la lutte. Mais le lendemain, la démission de Paul Reynaud, président du Conseil, aussitôt remplacé par le maréchal Pétain, donne la victoire aux partisans de l'armistice. Pétain constitue alors un nouveau gouvernement dans lequel Darlan est nommé ministre de la Marine. Ce volte-face de Darlan, François d'Astier le subit de plein fouet lors d'une nouvelle rencontre qui a lieu le 17 juin: "Comme le général d'Astier lui rappelait leur projet commun de continuer la lutte et lui demandait d'en poursuivre l'exécution, l'amiral lui répondit qu'il n'en était plus question. Et comme le général, n'en croyant pas ses oreilles, insistait: "Mais amiral, hier encore vous me disiez..." Darlan coupa d'un cynique: "Hier, oui. Aujourd'hui, je suis ministre." (Mario Faivre. Le chemin du Palais d'été. Régirex, 1982.)"
      Mais Darlan ne s'en tient pas là: François d'Astier est relevé de son commandement et le général Pujo, le nouveau ministre de l'Air, menace de le faire arrêter s'il ne se soumet pas aux nouvelles autorités et le somme de se rendre à Rabat pour y prendre le commandement de la région aérienne du Maroc, une manière de l'éloigner.
      L'avion de François d'Astier atterrit à Rabat le 22 juin 1940, jour de l'armistice. Ce que François d'Astier ignore, c'est que l'amiral Darlan a décidé de le faire étroitement surveiller par les Services de renseignements. En effet, son attitude "jusqu'au boutiste" et ses contacts avec des membres de l'ancien gouvernement l'ont rendu particulièrement suspect. Il est même soupçonné d'intriguer pour le poste de ministre de l'Air dans un gouvernement illégal qui serait dirigé par Georges Mandel. Le 3 juillet 1940 a lieu le drame de Mers el-Kébir: les Anglais, par crainte justifiée que Darlan ne livre la flotte française aux Allemands, détruisent tous les navires français basés à Mers el-Kébir. Fou de rage, Darlan décide d'organiser une opération de représailles contre la flotte britannique en Méditerranée et ordonne à François d'Astier d'attaquer avec l'aviation les navires anglais stationnés à Gibraltar. Bien entendu il refuse d'obéir à cet ordre insensé dont l'exécution entraînerait la guerre entre la France et la Grande-Bretagne. Darlan, furieux, s'adresse alors au général d'aviation Bouscat qui accepte de déclencher les opérations de représailles, mais Pétain, sous la pression du roi de Belgique, Léopold III, décide au dernier moment d'annuler l'attaque.
      Les démêlés entre Darlan et François d'Astier ne s'arrêtent pas là. Le 27 juin, François d'Astier avait pris dans son état-major l'officier-aviateur Pierre Mendès France qui venait de débarquer du "Massilia", croiseur choisi par l'amiral Darlan pour transporter les parlementaires jusqu'en Afrique du Nord. Or, le 25 juillet, Mendès France apprend par une dépêche de l'agence Havas qu'il va être traduit devant un tribunal militaire pour "abandon de poste devant l'ennemi". Cette accusation est le point de départ d'une machination orchestrée par Darlan pour faire condamner l'ancien ministre de Léon Blum, qui a le tort d'être à la fois député socialiste et juif. Le jour même, Mendès France est convoqué par François d'Astier qui s'informe de la situation et conclut à une erreur. François d'Astier est d'ailleurs si convaincu de l'innocence de Mendès France qu'il bloque la procédure en refusant de signer le mandat d'informer contre lui. Darlan est alors obligé d'intervenir afin de relever François d'Astier de son commandement. Le 23 août celui-ci est mis dans l'obligation de quitter son poste ce qui permet à la procédure de reprendre son cours: le 31 août, Mendès France est arrêté et conduit à la prison de Casablanca en attendant d'être transféré à celle de Clermont-Ferrand. De retour en France, François d'Astier manifeste beaucoup de détermination pour défendre Mendès France. Ses dépositions, les 7 et 27 novembre 1940, sont si embarrassantes pour l'accusation que le colonel Leprêtre, juge chargé par Darlan de l'instruction, demande son aide au nouveau secrétaire d'Etat à l'aviation, le général Bergeret. Celui-ci lui adresse en janvier 1941 un rapport établi le 6 août 1940 par les Services de renseignements sur le compte de François d'Astier, dans le but de discréditer son témoignage. Dans ce rapport de basse police qui n'a rien à voir avec la situation de Mendès France, François d'Astier est littéralement traîné dans la boue par les agents chargés de sa surveillance qui vont jusqu'à le traiter de "général d'Astier de La Juiverie" sous prétexte qu'il fréquente la famille Rotschild. Ce rapport, François d'Astier en prend connaissance avec indignation au moment d'apporter son témoignage le 9 mai 1941, jour du procès de Mendès France. Ce jour-là, au terme d'une instruction inique à laquelle s'est trouvé mêlé François d'Astier, Mendès France est condamné à six ans de prison.
      Ce ressentiment à l'égard de Darlan, François d'Astier va le contenir jusqu'à son arrivée à Londres le 18 novembre 1942 où il est accueilli avec enthousiasme par le général de Gaulle comme l'a écrit le colonel Passy, chef des Services secrets français à Londres: "Lorsque, dans la matinée du 18, j'appris au général de Gaulle l'arrivée à Londres du général d'Astier de La Vigerie, il manifesta un contentement extraordinaire. Ce fut à cette occasion qu'il me prodigua les plus vives félicitations que je reçus jamais de lui au cours des six années que je passai à travailler à ses côtés. (Colonel Passy. Missions secrètes en France. Plon, 1951.)"
      Le général de Gaulle souhaitait vivement avoir auprès de lui François d'Astier dont il connaissait très bien le frère, Emmanuel d'Astier de La Vigerie, un des principaux chefs de la Résistance intérieure, qui avait déjà effectué deux longs séjours à Londres. A l'occasion du premier de ces séjours, de Gaulle avait confié à Emmanuel d'Astier une lettre datée du 27 mai 1942 appelant François d'Astier à venir le rejoindre à Londres: "Mon général, venez! Nous avons besoin de vous. Il y tant à faire pour une personnalité de votre taille dans ce combat où il faut reconstruire toute la position de la France ! Je vous prie de croire, mon général, à mes sentiments de profonde estime et de sincère dévouement. C. de Gaulle. (Charles de Gaulle. Lettres, notes et carnets, compléments 1908-1968. Plon, 1988.)"
      Par ailleurs, un autre frère de François, Henri d'Astier de La Vigerie, détenait un poste clef dans le gouvernement nouvellement constitué par l'amiral Darlan à Alger. En effet, le 8 novembre 1942 avait eu lieu le débarquement en Afrique du Nord, événement capital dont le général de Gaulle avait été tenu à l'écart par les Alliés. Ce sont pourtant des résistants français qui sont à l'origine de cette opération: Jean Rigault, Jacques Lemaigre-Dubreuil, Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, le colonel Van Hecke, enfin Henri d'Astier de La Vigerie, le cadet de la famille. Pendant plus d'un an, ces cinq hommes ont minutieusement préparé cet événement en liaison avec les Américains, rencontrant même, pour mettre au point les derniers détails, le général Clark, adjoint du général Eisenhower, venu par sous-marin à Cherchell, sur la côte algérienne. Henri d'Astier est à la tête du putsch qui met la ville d'Alger entre les mains de la Résistance, quelques heures avant l'arrivée des troupes alliées. Mais les "Cinq" n'avaient pas prévu la présence à Alger de l'amiral Darlan, commandant en chef des armées françaises de Terre, de Mer et de l'Air, appelé d'urgence au chevet de son fils hospitalisé dans cette ville. Et les Américains, inquiets des maladresses du général Giraud et pressés de faire cesser les combats qui font rage au Maroc, choisissent de traiter avec Darlan qui n'est, selon l'expression du président Roosevelt, qu'un "expédient provisoire". Contraint de signer un armistice et nommé haut-commissaire en Afrique du Nord, Darlan forme alors un gouvernement dans lequel les "Cinq", malgré leur déception, acceptent d'entrer, s'estimant plus utiles du côté du pouvoir. Henri d'Astier devient secrétaire-adjoint à l'Intérieur et il obtient la responsabilité de toute la police et du renseignement.
      Ces évènements sont longuement évoqués entre le général de Gaulle et François d'Astier au cours de leur première rencontre à Londres le 18 novembre. Au sujet de Darlan, François d'Astier tient des propos si menaçants que le général de Gaulle adresse le même jour au général Larminat et au général Koenig un télégramme dans lequel il cite cette déclaration que lui a faite François d'Astier: "Le général d'Astier de La Vigerie déclare que tout le monde en France est unanime sur les deux points suivants: Darlan est un traître qui doit être liquidé. Giraud a le devoir de se rallier à la France combattante. (Charles de Gaulle. Lettres, notes et carnets. Plon, 1982.)"
      Au cours des jours suivants, François d'Astier, à l'occasion de conférences de presse, multiplie les attaques contre Darlan, avec la même violence: "Le général d'Astier de La Vigerie a exprimé son mépris à l'égard de Laval mais s'est montré encore plus sévère au sujet de Darlan en déclarant: "La trahison d'un officier doit toujours être jugée sur d'autres bases que celle d'un homme politique. (Daily Sketch, 26 novembre 1942.)" "L'Afrique du Nord a été mise entre les mains de l'homme le plus haï et détesté de France. (Daily Mirror et Daily Express, 26 novembre 1942.)"

2. Le complot monarchiste