3. L'ORDRE D'EXECUTION

      L'idée d'envoyer quelqu'un à Alger n'est pas nouvelle dans l'esprit du général de Gaulle. Déjà, le 8 novembre, jour du débarquement allié en Afrique du Nord, il s'était rendu aux Chequers, la résidence de Churchill, et lui avait demandé la possibilité d'envoyer Emmanuel d'Astier en Afrique du Nord afin de faire connaître au général Giraud la position du général de Gaulle et celle de la Résistance métropolitaine: "Henri d'Astier, le frère d'Emmanuel, ayant été l'un des artisans les plus actifs de l'insurrection en Algérie, le général de Gaulle demanda à ce dernier de partir d'urgence pour l'Afrique du Nord afin d'essayer d'établir avec Giraud les liens indispensables au maintien de l'unité française. (Le colonel Passy. Missions secrètes en France. Plon, 1951.)" Mais cette mission avorte lorsque de Gaulle apprend avec indignation la prise de pouvoir de l'amiral Darlan grâce au soutien des Américains. Cependant, il reprend cette idée après l'arrivée à Londres de François d'Astier car il aimerait avoir une compréhension bien plus précise de la situation et il espère bien intégrer la partie qui se joue en Afrique du Nord.
      Le 1er décembre 1942, par un décret officiel de la France Combattante, François d'Astier est nommé adjoint au général de Gaulle, commandant en chef des Forces Françaises Libres et membre du Haut Comité militaire dont il prendra la présidence en l'absence du général de Gaulle. Cette nomination fait de François d'Astier le plus important responsable militaire de la France Libre après de Gaulle. En fait, le général de Gaulle avait souhaité confier un commandement important à François d'Astier dès son arrivée à Londres le 18 novembre comme on peut le lire dans un télégramme adressé ce jour-là aux délégations de la France Combattante dans l'Empire et à l'étranger: "Le général d'Astier de La Vigerie et le délégué syndicaliste Morandat sont arrivés aujourd'hui de France en avion. (…) Suivant le général d'Astier de La Vigerie tout le monde en France a été soulevé par la stupeur et par la colère en apprenant que Darlan exerçait l'autorité sous la coupe des Américains. (…) Mon intention est de confier un commandement important au général de corps aérien d'Astier de La Vigerie. C. de Gaulle. (Charles de Gaulle. Lettres, notes et carnets. Plon, 1982.)"
      Dès le lendemain de cette nomination, le 2 décembre, de Gaulle adresse un courrier à Churchill afin de lui faire part de son souhait d'envoyer à Alger le général d'Astier: "SECRET. Mon Cher Premier Ministre, Comme vous pouvez le penser, le Comité national français est très désireux d'être informé sur la situation actuelle en Afrique du Nord française. (…) Je voudrais que le général d'Astier de La Vigerie pût trouver d'urgence les moyens de se rendre en Afrique du Nord française afin d'étudier sur place les éléments des problèmes posés et d'en informer le Comité national. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir intervenir auprès des autorités alliées compétentes pour que ces moyens puissent être fournis au général d'Astier de La Vigerie. (…) C. de Gaulle. (Charles de Gaulle. Lettres, notes et carnets. Plon, 1982.)"
      Quelques jours plus tard, de Gaulle reçoit le feu vert d'Eisenhower pour cette mission. De Gaulle, le 14 décembre, adresse le télégramme suivant à Adrien Tixier, son représentant à Washington. "SECRET. Les Américains viennent de consentir à transporter en Afrique du Nord française le général d'Astier de La Vigerie. Je lui ai donné pour mission de s'informer sur tout et de m'informer. Cela est nécessaire pour que nous puissions régler notre attitude d'après les faits et agir en conséquence. Naturellement, d'Astier n'aura rien à voir avec Darlan. Peut-être verra-t-il Giraud, mais non officiellement. (…) (Charles de Gaulle. Lettres, notes et carnets. Plon, 1982.)"
      Le 18 décembre, jour de son départ de Londres, François d'Astier reçoit son ordre de mission: "Le général de corps aérien d'Astier de La Vigerie se rendra en Afrique du Nord française en vue de: a) Etudier la situation en Afrique du Nord à tous points de vue. b) En informer directement et personnellement le général de Gaulle. c) Eventuellement proposer au général de Gaulle toutes mesures d'ensemble ou de détails propres à hâter l'union dans l'effort de guerre des territoires français d'outre-mer en liaison avec la résistance nationale et en coopération avec tous les alliés. Le général de Gaulle. (Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome II, L'Unité. Plon, 1956.)"
      En réalité, derrière cette mission s'en cache une autre. François d'Astier est chargé de contacter son frère et le comte de Paris afin de mettre au point le projet de gouvernement qui doit être instauré par les conseillers généraux. De Gaulle a donné son accord pour prendre la responsabilité de ce futur gouvernement qui serait placé provisoirement sous la tutelle du comte de Paris. Par l'intermédiaire des services secrets britanniques, de Gaulle fait remettre à son adjoint l'importante somme de 40 000 dollars destinés à Henri d'Astier qui s'est engagé à servir de Gaulle en constituant avec René Capitant et Louis Joxe un comité directeur chargé de préparer la venue de De Gaulle en Afrique du Nord. A ce moment-là, de Gaulle ignore que le plan prévu initialement par les conjurés a échoué puisque Darlan n'a pas donné suite à la demande de rendez-vous de la délégation qui lui a été transmise par Jacques Tarbé de Saint-Hardouin.
      Parti de Londres le 18 décembre, François d'Astier, après une escale à Gibraltar, parvient à Alger dans l'après-midi du 19 décembre. Aussitôt il fait prévenir le général Eisenhower de son arrivée puis se rend à l'hôtel Aletti. La nouvelle de sa présence à Alger fait l'effet d'une bombe. Immédiatement informé, Darlan s'insurge contre les Américains qui ont permis la venue à Alger de François d'Astier qu'il déteste. Darlan convoque Robert Murphy qui affirme n'être au courant de rien et qu'il ne peut s'agir que d'un malentendu. Le général Bergeret, proche collaborateur de Darlan, suggère de dialoguer avec François d'Astier et charge le lieutenant-colonel Gibon-Guilhelm, son aide de camp, d'aller chercher celui-ci à son hôtel et de le conduire à son bureau. Le lieutenant-colonel Gibon-Guilhelm se présente à 19 heures à l'hôtel Aletti et transmet le message de Bergeret au moment où François d'Astier entame son dîner. Avant de lui répondre, François d'Astier termine tranquillement son repas puis déclare sur un ton particulièrement méprisant, révélateur de son état d'esprit: "Je ne reconnais aucun pouvoir à Darlan; Bergeret n'est qu'un petit général de brigade. Moi, je représente 36 millions de Français et je suis l'invité du général Eisenhower, je n'irai voir ni Darlan, ni Bergeret. (Journal de marche du général Bergeret)" On trouve la même tonalité dans le compte-rendu de François d'Astier au général de Gaulle à propos de cette déclaration: "Je fais observer au lieutenant-colonel Gibon-Guilhelm que le général Bergeret ne porte que deux étoiles, qu'il n'a aucun titre de guerre, que sa fonction actuelle n'a aucun fondement régulier, mais que par contre, moi-même suis grand officier de la Légion d'Honneur et adjoint au commandant en chef des Forces Françaises Libres, et que dans ces conditions il m'est absolument impossible de rendre visite au général Bergeret ni même à l'amiral Darlan. (Documentation familiale)"
      Toujours le 19 décembre, à 21 heures, François d'Astier se rend au domicile de son frère où l'attend le comte de Paris alité depuis deux jours dans la chambre même d'Henri d'Astier à cause d'une crise aiguë de paludisme. Les deux hommes s'entretiennent durant deux heures, sans témoin, tandis que dans le salon situé à côté de la chambre attendent Henri d'Astier et sa femme Louise, l'abbé Cordier, Alfred Pose et Marc Jacquet. De nombreux historiens affirment que le destin de Darlan s'est joué au cours de cet entretien. Alain Decaux écrit notamment: "Il semble évident que l'assassinat de Darlan a été évoqué explicitement entre l'envoyé de De Gaulle et le prétendant à la couronne de France. (Alain Decaux raconte. Perrin, 1980.)"
      Nécessairement, le comte de Paris apprend à François d'Astier que le plan initial a échoué, qu'il faut renoncer au projet ou bien trouver une autre solution. Non moins nécessairement François d'Astier lui déclare ce qu'il n'a cessé de répéter depuis son arrivée à Londres: "Darlan est un traître qui doit être liquidé". Voici ce qu'écrit le comte de Paris dans ses Mémoires à propos de cet entretien: "Le 19 décembre une entrevue fut organisée par son frère Henri, ce qui me permit de faire la connaissance d'un homme sympathique, ouvert bien que prudent et qui veillait, avant tout, à ne pas engager le général. (…) Il m'écouta avec attention, puis s'accorda pour dire qu'il convenait, le plus tôt possible, d'écarter l'amiral Darlan d'un pouvoir illégitime. (Henri comte de Paris. Mémoires d'exil et de combats. Atelier Marcel Jullian, 1979.)" Dans ces phrases tout est dit: "écarter l'amiral Darlan" est un euphémisme qui traduit l'expression de François d'Astier "liquider l'amiral Darlan". Quant à la phrase "qui veillait, avant tout, à ne pas engager le général", elle prouve que François d'Astier s'est exprimé de son propre chef.
      François d'Astier a commandité l'exécution de Darlan. D'ailleurs, le lendemain de cette entrevue, le 20 décembre, il reçoit à l'hôtel Aletti Paul Saurin, président du conseil général d'Oran, qui lui demande ce qu'il compte faire de Darlan. Alain Decaux qui a recueilli le témoignage de Paul Saurin cite la réponse "claire et sèche" de François d'Astier: "Darlan va disparaître physiquement. (Alain Decaux raconte. Perrin, 1980.)" Le même jour, en fin d'après-midi, sous la pression du général Eisenhower, François d'Astier accepte de rencontrer Darlan. L'entrevue a lieu au Palais d'Eté, en présence du général Bergeret, du général Giraud, de Robert Murphy et de l'amiral Battet, aide de camp de l'amiral Darlan: toutes ces personnes ont par la suite témoigné du profond mépris que François d'Astier a manifesté à l'égard de Darlan. Pour commencer, François d'Astier ne s'est adressé qu'au général Giraud, ignorant complètement la présence de Darlan qui a fini par exploser de colère. S'en est suivi un échange particulièrement orageux entre les deux hommes qui s'est terminé par un avertissement solennel de François d'Astier raconté par de Gaulle dans ses Mémoires: "Terminant cette scène pénible, le général d'Astier dit tout haut à l'amiral que sa présence était le seul obstacle à l'unité et qu'il n'avait rien de mieux à faire que de s'effacer au plus tôt. (Charles de Gaulle. Mémoires de guerre, tome II, L'Unité. Plon, 1956.)"
      Le 21 décembre au matin, François d'Astier revoit le général Giraud et lui demande de se rallier au général de Gaulle. Au même moment, le comte de Paris, toujours alité chez Henri d'Astier mais en meilleure forme, convoque Henri d'Astier et sa femme Louise ainsi que l'abbé Cordier, et leur donne l'ordre d'exécuter l'amiral Darlan, dans un langage qui ressemble étonnamment à celui de François d'Astier, comme si le comte répétait ce que celui-ci lui avait dit en tête à tête. C'est Louise d'Astier de La Vigerie qui a plusieurs fois raconté cette scène, notamment à l'occasion de l'émission télévisée réalisée par Alain Decaux en 1969 sur ce sujet: "Le comte de Paris nous fit la déclaration suivante: "L'amiral Darlan doit être éliminé, il faut le faire disparaître par tous les moyens" (Cité par Alain Decaux. Alain Decaux raconte. Perrin, 1980.)"
      A l'hôtel Aletti François d'Astier reçoit de nombreuses personnalités. C'est son frère Henri qui organise les rendez-vous, et les visiteurs qu'il introduit sont souvent les mêmes que ceux qui ont été reçus par le comte de Paris. François d'Astier rencontre notamment René Capitant avec lequel il met en place le "Comité des trois" chargé de prendre toutes les décisions concernant l'avenir du gaullisme en Algérie et qui comprend René Capitant, Henri d'Astier et Louis Joxe. Il remet à son frère les 40 000 dollars destinés à préparer la venue du général de Gaulle en Afrique du Nord.
      Le 22 décembre à midi François d'Astier quitte Alger alors que se répand le bruit de l'imminence d'un attentat contre l'amiral Darlan. C'est Marc Jacquet qui annonce à plusieurs cadres de la banque dirigée par Alfred Pose, la BNCI, l'événement qui va se produire deux jours plus tard: "Après-demain nous assassinerons Darlan, et le comte de Paris prendra le pouvoir. (Témoignage paru dans le journal Le Monde du 1er février 1980.)"

4. L'exécution de Darlan