2. LE COMPLOT MONARCHISTE
François d'Astier convainc le général de Gaulle d'entrer en contact avec son frère Henri à Alger. Toutefois les gaullistes sont peu nombreux à Alger et même s'ils possèdent un poste radio clandestin les liaisons ne sont pas directes avec Londres, elles doivent être relayées par les Anglais à Gibraltar. En revanche, il est possible de contacter Henri d'Astier par l'intermédiaire des autorités britanniques à Alger. En effet, Henri d'Astier est très connu des services de renseignements anglais depuis le débarquement allié en Afrique du Nord. Il s'est fait de nombreux amis parmi les officiers anglais et reçoit leur appui et leur aide en matière de ravitaillement, armement et équipements pour ses Corps francs d'Afrique, formation paramilitaire qu'il a mise sur pied et qui regroupe une partie des jeunes résistants qui l'ont aidé dans son action le 8 novembre ainsi que des jeunes des Chantiers de jeunesse impatients de reprendre la lutte contre les Allemands.Il est prouvé que des contacts ont eu lieu entre de Gaulle et Henri d'Astier. Par les Anglais, on sait qu'Henri d'Astier, vers la fin du mois de novembre, a proposé au général de Gaulle de le rencontrer à Gibraltar. D'ailleurs, l'historien allemand Elmar Krautramer a retrouvé un télégramme adressé par le général Catroux à de Gaulle le 15 décembre 1942, qui prouve non seulement l'existence de ces liaisons, mais aussi que le complot monarchiste tramé par Henri d'Astier est parfaitement connu de De Gaulle: "SECRET LE PLUS ABSOLU. Il m'a été affirmé à Gibraltar que d'Astier de La Vigerie qui serait auprès de Darlan aurait à vous proposer une combinaison susceptible d'écarter l'Amiral et de réaliser une coordination. Un télégramme par voie anglaise aurait demandé une rencontre avec d'Astier à Gibraltar. Etes-vous au courant? signé: Catroux (Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, Darlan. Fayard, 1989.)" Et le télégramme porte cette annotation manuscrite de Gaston Palewski, directeur de Cabinet du général de Gaulle: "Réponse faite par le Général: oui."
Henri d'Astier ne s'est pas résigné à subir l'autorité de Darlan en Afrique du Nord. Installé avec sa famille et l'abbé Cordier, son bras droit, au 2, rue La Fayette à Alger, il étudie les moyens d'écarter Darlan du pouvoir. Un de ses amis, Yves de Mangeat-Mens, a mis à sa disposition un important domaine agricole situé au Cap Matifou, à 20 minutes d'Alger, qui lui permet d'entraîner et d'abriter les 200 hommes de ses Corps francs d'Afrique. Un autre de ses amis, Alfred Pose, occupe le poste de ministre des Finances dans le gouvernement de Darlan. Comme lui aussi souhaite évincer Darlan, ils élaborent des plans à l'occasion de longues discussions auxquelles participent également l'abbé Cordier et Marc Jacquet, chef de cabinet de Pose. Dans un premier temps ils réussissent à convaincre les présidents des conseils généraux des trois départements d'Algérie qui sont des personnalités très influentes, d'écrire à Darlan pour exiger sa démission, conformément aux dispositions d'une loi promulguée en 1875 qui stipule qu'en cas d'occupation d'une partie du territoire national, les conseils généraux des départements restés libres peuvent former un nouveau gouvernement. Parvenu à Darlan le 26 novembre, ce courrier ne reçoit pas de réponse, ce qui ne décourage pas Alfred Pose et Henri d'Astier dont les idées monarchistes font peu à peu germer l'idée de faire appel au comte de Paris pour remplacer Darlan, comme l'explique Alain Decaux dans son récit consacré à cette affaire: "Henri d'Astier, monarchiste de toujours, en vint à dire que, l'hypothèque Darlan levée - et il faudrait bien qu'elle le fût - un seul personnage, un personnage par essence au-dessus des partis, pourrait réconcilier les deux factions en présence et unir ainsi les fidèles de De Gaulle et ceux de Giraud. Pour lui, cet homme-là existait: c'était le comte de Paris. (Alain Decaux raconte. Perrin, 1980.)"
Le comte de Paris résidait au Maroc, étant interdit de séjour sur le territoire métropolitain, et Henri d'Astier l'avait déjà rencontré durant l'été avec l'abbé Cordier pour l'informer des préparatifs concernant le débarquement en Afrique du Nord. A la fin du mois de novembre, Marc Jacquet est envoyé auprès du comte de Paris afin de le convaincre de succéder à l'amiral Darlan, non pas comme prétendant mais comme rassembleur. Le comte de Paris hésite et avant de se décider envoie à son tour Henri Billecocq, son conseiller, auprès des comploteurs. De retour le 5 décembre, Billecocq fait un compte-rendu suffisamment convaincant au comte de Paris pour que celui-ci donne son accord au projet et se prépare à rejoindre Henri d'Astier et Alfred Pose. Ceux-ci tentent alors de rallier le plus de monde possible à leur projet, à commencer par leurs amis les plus sûrs, le colonel Van Hecke qui entraîne les Corps francs et le commissaire Achiary qui, sous l'autorité d'Henri d'Astier, est responsable de la sécurité du territoire. A l'occasion de repas ils essayent de se montrer persuasifs sur la nécessité de remplacer Darlan par le comte de Paris, dans un cadre légal, selon la loi de 1875. Par ailleurs, Henri d'Astier a appris la présence de son frère François aux côtés du général de Gaulle, et il estime qu'il faut mettre celui-ci dans le coup: si le comte de Paris devient chef d'Etat, de Gaulle peut occuper la fonction de chef de gouvernement, ce qui favorisera l'union de tous les Français. Par l'intermédiaire des Anglais, des messages sont échangés avec Londres.
Le 10 décembre, l'abbé Cordier et Marc Jacquet conduisent le comte de Paris à Alger où il est accueilli par Henri d'Astier. Dans un premier temps, le comte est logé chez un ami d'Alfred Pose mais il est prévu qu'il s'installe à partir du 16 décembre au domicile d'Henri d'Astier où chaque jour sont organisés de nombreux rendez-vous avec des personnalités politiques et des officiers en civil: "La présence à Alger du comte de Paris tourne vite au secret de polichinelle. ( ) Il consulte pratiquement au grand jour et distribue les portefeuilles de son futur gouvernement. (Claude Paillat. L'échiquier d'Alger. Robert Laffont, 1967.)"
De nombreux officiers de l'armée, dont le général Juin, ne sont pas opposés à ce que le comte de Paris remplace Darlan à la présidence du conseil d'Empire. Les présidents des conseils généraux confirment leur appui tandis que diverses personnalités apportent le leur, notamment Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, ministre des Affaires Etrangères dans le gouvernement de Darlan, Pierre Alexandre, représentant de la communauté des Juifs d'Algérie, ainsi que René Capitant et Louis Joxe qui animent le groupe gaulliste d'Alger. Par ailleurs, trois jeunes gens d'une vingtaine d'années et faisant partie des groupes francs sont informés du projet : Jean-Bernard d'Astier, le fils d'Henri, son ami intime Mario Faivre, qui a activement participé aux opérations du 8 novembre, et Fernand Bonnier de La Chapelle qui se rend tous les jours au domicile d'Henri d'Astier car il est chargé d'assurer les liaisons entre le colonel Van Hecke et Henri d'Astier.
Henri d'Astier et Alfred Pose décident de passer à l'action le 17 décembre. Dans un premier temps, Jacques Tarbé de Saint-Hardouin est chargé de remettre à l'amiral Darlan un message d'Alfred Pose lui demandant un rendez-vous pour lui et les présidents des conseils généraux pour le lendemain, 18 décembre: "Ce jour-là, une délégation, formée par les conseillers généraux et ayant Pose à sa tête, se présenterait à l'amiral, porteuse d'une lettre de démission toute prête, et lui ferait valoir qu'il représentait un pouvoir illégal et, donc, qu'il devait se démettre pour éviter tout affrontement. L'armée cautionnait cette démarche. La signature de Darlan une fois obtenue, la délégation, faisant application de la loi Tréveneuc, m'appelait pour me confier une mission provisoire et limitée d'union nationale. (Henri comte de Paris. Mémoires d'exil et de combats. Atelier Marcel Jullian, 1979.)" Mais Darlan ne se laisse pas prendre au piège, refusant catégoriquement d'accorder un rendez-vous. Pour les conjurés il s'agit de trouver une autre solution, d'échafauder un autre plan. Les fêtes de fin d'année sont maintenant trop proches pour tenter quelque chose dans l'immédiat. De plus, on attend d'un jour à l'autre l'arrivée à Alger de François d'Astier de La Vigerie.