4. L'EXECUTION DE DARLAN
Le 22 décembre, comme à son habitude, Fernand Bonnier de La Chapelle passe en fin d'après-midi au domicile d'Henri d'Astier. L'abbé Cordier le met au courant de l'ordre transmis par le comte de Paris et le charge d'abattre l'amiral Darlan. L'opération est prévue pour le 24 décembre. Ce jour-là, à 10 heures du matin, l'abbé Cordier remet à Bonnier de La Chapelle un revolver qui appartient à Henri d'Astier, le plan du Palais d'Eté où est situé le bureau de Darlan, 2 000 dollars prélevés sur l'argent apporté par François d'Astier, ainsi qu'une carte d'identité au nom de Morand qui a été établie par l'inspecteur Schmitt qui travaille dans les services du commissaire Achiary. Il est prévu que Bonnier de La Chapelle, après avoir abattu Darlan, s'échappe par la fenêtre laissée ouverte à dessein, puis prenne le train à destination du Maroc.Après avoir été confessé par l'abbé Cordier, Bonnier, accompagné par Jean-Bernard d'Astier, monte dans la Peugeot d'Henri d'Astier conduite pour la circonstance par l'inspecteur Schmitt. Bonnier est déposé à l'entrée du Palais d'Eté. Mais aux environs de midi il fait irruption au restaurant Le Paris où déjeunent les comploteurs et leur explique que Darlan n'est pas venu au Palais d'Eté durant la matinée. Il est convenu que Bonnier y retourne. Cette fois-ci, Jean-Bernard et lui montent dans la voiture de Mario Faivre. Avant de se rendre au Palais d'Eté Mario Faivre arrête la voiture dans un endroit isolé car Bonnier veut essayer son arme. Effectivement, le premier coup ne part pas. Jean-Bernard d'Astier lui donne alors son revolver que Bonnier essaie et qui fonctionne parfaitement. Déposé à nouveau au Palais d'Eté, Bonnier attend tranquillement Darlan dans la petite pièce qui précède son bureau. Peu après 15 heures, au moment où Darlan s'apprête à entrer dans son bureau, Bonnier s'avance et tire deux coups de revolver à bout portant sur l'amiral qui s'effondre à terre. Bonnier n'a pas le temps de s'enfuir par la fenêtre: attirées par le bruit des détonations, plusieurs personnes ont accouru et se sont emparées de lui. Il est alors amené, non pas à la brigade de Sécurité du territoire dirigée par le commissaire Achiary, mais au commissariat central de la police judiciaire, ce que n'avaient pas prévu les conjurés. Bien qu'il prétende s'appeler Morand, sa véritable identité est rapidement découverte car Bonnier est le fils d'un journaliste connu à Alger.
Durant la nuit, Bonnier est interrogé sans relâche par les commissaires Garidacci et Esquerré et il finit par avouer qu'il n'a pas agi seul, que des personnes lui ont donné un revolver et des instructions. Au commissaire Esquerré qui lui demande: "Mais ces personnes qui ont organisé l'assassinat de l'amiral, qui sont-elles?", il donne sans hésiter les noms d'Henri d'Astier de La Vigerie et de l'abbé Cordier puis il raconte tout ce qu'il sait du complot monarchiste qui a abouti à l'exécution de Darlan: "Je dois vous dire que j'allais tous les jours au domicile de M. Henri d'Astier, comme chargé de liaison du Corps franc. Dans ce Corps franc, nous avions formé entre nous un groupe de "durs", que nous appelions le "groupe d'Hydra". M. d'Astier ignorait ce détail. C'est le colonel Van Hecke qui m'avait désigné pour cette liaison. M. d'Astier me recevait fort bien, parlait de moi et m'avait présenté à ses deux filles, qui étaient très gentilles. Je n'étais pas du tout monarchiste, je n'y pensais même pas! Au cours de nos conversations, M. d'Astier me montrait que la seule solution pour que la France voie s'ouvrir devant elle un avenir brillant était un retour à la monarchie, régime dont il me faisait l'éloge. Ces conversations ont duré environ un mois. Vers le 20 décembre, tant M. d'Astier que l'abbé Cordier, qui habitait chez M. d'Astier, me firent comprendre que le seul obstacle à l'arrivée en France de cet avenir si favorable était la présence de l'amiral Darlan à la tête du gouvernement. Progressivement, j'ai compris que ces messieurs recherchaient un jeune homme courageux, convaincu de la grandeur de sa mission, qui accepterait d'accomplir une action historique: faire disparaître l'amiral. Je me suis présenté spontanément comme celui qui serait capable de mener à bien cet acte d'épuration. Car, en réalité, sous ses allures de patriote, Darlan était inféodé aux Allemands. A cette époque, il y eut beaucoup de remue-ménage chez M. d'Astier, causé par des visites mystérieuses, et on me fit comprendre que la disparition de l'amiral était urgente. On fixa le 24 décembre 1942, veille de Noël, pour l'exécution. L'abbé Cordier me donna rendez-vous le 24 au matin dans une petite rue, près de l'église Saint-Augustin, où il disait la messe. Je m'y rendis et il me dit qu'il était nécessaire que je me confesse avant d'agir. Et qu'au nom de Jésus-Christ il me donnerait l'absolution. Tout en marchant, il m'invita à faire ma confession. J'avais à peine esquissé un signe de croix que l'abbé me dit: "Voici les plans du Palais d'Eté, où se trouvent les bureaux de l'amiral." Il m'expliqua le procédé à employer pour pénétrer dans les bureaux et l'endroit où je devais me poster. Il me remit un revolver de gros calibre, chargé, et m'invita à confesser ce que j'allais faire puis me donna l'absolution. Mes camarades disposaient d'une automobile de marque Peugeot, que conduisait l'un d'entre eux, nommé Mario Faivre. Ils décidèrent de me conduire avec ce véhicule jusqu'aux grilles du Palais d'Eté. Il était environ onze heures trente lorsque je pénétrai sans difficulté dans le palais, près des bureaux. Je me fixai à l'endroit décidé par l'abbé. Je n'ai rien pu faire, car j'ai vu de loin l'amiral partir. Après mon retour, j'ai été invité au restaurant "Le Paris" à déjeuner par M. d'Astier et l'abbé, qui m'ont encouragé à ne pas modifier ma ligne de conduite. L'après-midi vers quinze heures, mes camarades sont venus me reprendre avec la même automobile. Nous étions toujours quatre : le fils d'Astier, Sabatier, Mario Faivre et moi. Ils m'ont conduit au même endroit. Je me suis placé à l'endroit fixé et, dès l'arrivée de l'amiral, j'ai pu accomplir la mission dont j'étais chargé. (Albert-Jean Voituriez. L'affaire Darlan, l'instruction judiciaire. Editions Jean-Claude Lattès, 1980.)"
Le commissaire Garidacci décide de rédiger un procès-verbal qui résume le récit de Bonnier de La Chapelle: "L'an 1942 et le 24 décembre, devant nous, Garidacci, commissaire de la police mobile, auxiliaire de M. le Procureur de la République, entendons: M. Bonnier de La Chapelle, Fernand, étudiant, 20 ans, demeurant à Alger, 56, rue Michelet: "J'affirme avoir tué l'amiral Darlan, haut-commissaire en Afrique française, après en avoir référé à l'abbé Cordier sous forme de confession. C'est M. Cordier qui m'a remis les plans des bureaux du Haut-Commissariat et du cabinet de l'amiral, et c'est par lui que j'ai pu me procurer le pistolet et les cartouches qui m'ont servi à exécuter la mission qui m'était assignée et qui était de faire disparaître l'amiral. Lorsque je me suis engagé dans les Corps francs, j'ai recruté de ma propre initiative des hommes de main dont M. d'Astier aurait pu avoir besoin, mais M. d'Astier n'a jamais été au courant de cette initiative personnelle. Je sais que MM. Cordier et d'Astier ont rencontré récemment le comte de Paris, au même titre que d'autres personnalités. Enfin, j'ai l'impression que M. d'Astier ne vit pas en excellents termes avec M. Rigault, dont l'action auprès de l'amiral est gênante pour lui et ses amis." Lu, persiste et signe: Fernand Bonnier de La Chapelle. (Albert-Jean Voituriez. L'affaire Darlan, l'instruction judiciaire. Editions Jean-Claude Lattès, 1980.)"
Troublé par les déclarations compromettantes de Bonnier de La Chapelle, le commissaire Garidacci décide de dissimuler le procès-verbal dont il compte se servir pour faire "chanter" Henri d'Astier, si bien que le premier juge d'instruction chargé de l'affaire conclut, dès le lendemain de l'attentat, à un crime d'isolé: Bonnier est un jeune exalté qui a assassiné Darlan en croyant faire son devoir de patriote.
Au cours de la matinée du 25 décembre, Bonnier reçoit la visite de son père, Eugène Bonnier. Alors que celui-ci manifeste une grande inquiétude, Fernand lui parle sur un ton décontracté: "Alors, papa, tu es plus dégonflé que moi? Tu as tort. Il faut que tu saches que j'attends du secours de gens très haut placés. - Mais, Fernand, tu ne sais donc pas ce que tu risques? - La voix de Fernand est toujours assurée: - Ceux qui vont m'aider ce sont d'Astier de La Vigerie et le comte de Paris. C'est pour eux que j'ai agi. (Témoignage cité par Alain Decaux dans Alain Decaux raconte. Perrin, 1980.)"
Pendant ce temps-là les conjurés font tout ce qu'il leur est possible pour sortir Bonnier de cette situation: Henri d'Astier, l'abbé Cordier et Alfred Pose usent de leur pouvoir pour tenter de le faire libérer en multipliant les démarches et en téléphonant sans la moindre discrétion à des hauts membres du gouvernement, sans savoir que Jean Rigault, ministre de l'Intérieur et de l'Information, a fait placer sur écoute l'appartement d'Henri d'Astier, son ancien ami. De son côté, le comte de Paris fait savoir aux cinq membres du conseil d'Empire qu'il se porte candidat au poste de haut-commissaire en remplacement de l'amiral Darlan. En attendant ces élections, le pouvoir se trouve provisoirement entre les mains du gouverneur du Maroc, le général Noguès, et celui-ci, craignant pour sa vie, décide de précipiter les choses: Bonnier est transféré dans l'après-midi du 25 décembre au tribunal militaire et son procès a lieu en fin de journée. A l'issue d'une brève délibération, il est condamné à mort et son exécution est fixée au lendemain à l'aube. En attendant, il est enfermé dans un local situé dans l'enceinte du tribunal et surveillé par deux officiers de gardes mobiles, le capitaine Gaulard et le lieutenant Schilling.
Durant la nuit, le condamné se confie à ses gardiens et ses déclarations sont consignées par le capitaine Gaulard. En voici les extraits les plus significatifs: "J'ai tué l'amiral Darlan parce que c'est un traître, il vendait la France à l'Allemagne pour son profit. ( ) J'ai appris qu'une personne (le général François d'Astier de La Vigerie), venant de la part du général de Gaulle, avait demandé à être reçue par l'amiral. Le général de Gaulle était prêt à faire sa soumission si une personnalité que je connais (le comte de Paris) prenait le pouvoir à la place de l'amiral Darlan. L'amiral a refusé de recevoir l'envoyé du général de Gaulle, marquant sa volonté de garder pour lui le pouvoir. Certaines personnalités ont parlé devant moi de cette démarche infructueuse et ont dit : "Il faut que Darlan disparaisse." J'ai dit alors: "Eh bien, moi, je me charge de le faire disparaître" ( ) On m'a dit que, après l'affaire, je serais pris, condamné à mort et gracié. Cependant, on m'a jugé trop vite, il aurait fallu deux jours pour permettre à mes amis d'intervenir. Je sais que Maître Sansonnetti, mon avocat, s'y emploie maintenant. D'ailleurs, le comte de Paris que je connais, est depuis plusieurs jours ici, il est à vingt minutes d'Alger. Je connais aussi Henri d'Astier de La Vigerie, ils sont plusieurs frères, l'un est chez de Gaulle, un autre était avec moi aux Chantiers (Chamine. La querelle des généraux. Albin Michel, 1952.)" Pour le capitaine Gaulard, aucun doute possible: "L'assassin a eu en vue le rétablissement de la royauté (Chamine. idem.)"
Toutes les démarches effectuées pour tenter de sauver Bonnier du peloton d'exécution demeurent vaines. Le 26 décembre, à sept heures trente du matin, Fernand Bonnier de La Chapelle est fusillé.
5. Le général de Gaulle n'a pas commandité l'exécution de l'amiral Darlan